Mardi 22 mars, 22 heures, quelque part au-dessus de l’Atlantique.

Nous quittons Cuba, ce pays qui nous a tant offert, avec une immense gratitude mâtinée de tristesse. Malgré des paysages sublimes et l’accueil plus que chaleureux, nous n’avons jamais été complètement à l’aise lors de notre périple. Comme s’est si bien exclamé un cycliste cubain qui a fait un bout de chemin avec nous alors que nous rentrions à la Havane : « surtout, n’essayez pas de tout comprendre ! ». C’est clair, en un peu moins de deux mois, nous ne risquons pas de tout comprendre. Mais comme le voyage à vélo, c’est un peu plus que simplement des vacances, on ne peut occulter ce que nous avons ressenti lors de notre (trop court) séjour.

Sur la première page du journal du parti, Granma (du nom du yacht avec lequel Fidel Castro et Ernest Guevara ont débarqué pour renverser la dictature de Batista), il est encore écrit en une : Année 58 de la Révolution, image de guerillos à l’appui.

Lors de notre voyage, il nous a toujours semblé que l’histoire de Cuba commençait en 1959, à l’exception de José Marti encore très présent (dès la sortie de l’avion), mais dont l’idéal a été plus que perverti. Qu’un pays puisse autant faire table rase de son passé, c’est tout une partie de son existence même, de sa culture, qui est niée.
Ici, une figure est omniprésente, celle du Che (c’est louche quand tout le monde vous appelle par un petit nom…) : un mythe qui nous semble trop faire l’unanimité (jusqu’aux T-shirts et casquettes des touristes) pour être honnête. En plus, question héros, nous on est plus Gandhi que kaki. Guérillero romantique reste pour nous un oxymore.

Alors quoi de neuf depuis Batista ? Pour reprendre George Orwell : « Du point de vue de la classe inférieure, aucun changement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maîtres ». En discutant avec les Cubains, la plupart ne voient dans la Révolution (toujours en cours selon les dirigeants qui s’emploient à systématiquement utiliser le présent et le futur lorsqu’ils parlent de leur révolution, mais jamais le passé) qu’une vaste escroquerie avec laquelle ils essaient de s’accommoder au quotidien.

Au premier rang des mensonges « plus ils sont gros, plus ça passe », l’embargo (bloqueo pour être politiquement correct avec la fratrie Castro). Il serait à l’origine de tous les maux selon les rares révolutionnaires encore convaincus ; pourtant le pays peut commercer avec le reste du monde. Alors que le Cubain, par exemple, se débat difficilement entre américaines hors d’âge et guimbardes russes dont on se demande comment elles roulent encore, le touriste bénéficie, lui, de voitures de location (souvent des Peugeot !) et bus flambants neufs.

Liberté ! proclament les slogans aussi décrépis que les murs sur lesquels ils sont écrits. « Liberté par le travail » ! Déjà, quand les mots liberté et travail sont aussi souvent martelés dans une même phrase, cela nous rappelle un peu trop un fronton où le travail ne menait pas vraiment à la liberté.

A Playa Giron, nous avons fait la connaissance d’Enrique, père de la dame qui nous accueillait dans sa casa. Nous avons bien sympathisé avec cet homme qui a donné 5 années de sa vie à son pays, envoyé (sans choix bien sûr) dans les guérillas éthiopiennes et angolaises soutenues par Cuba. Puis il est devenu professeur de russe, langue qu’il parle couramment. Avec lui, nous avons chanté Piaf et Aznavour. Contrairement à son pays qui empêche sa population de voyager librement, la culture d’Enrique nous a semblée sans limite. Il a tenu à nous inviter dans sa maison de Santa Clara. Mais un voisin l’a prévenu : il n’a pas le droit d’héberger des étrangers, sinon c’est une amende de 1500 euros qu’il encourt. Autant dire les salaires de toute une vie (le salaire moyen cubain est autour de 20 euros). Nous sommes quand même allés dîner chez lui mais quelle tristesse quand, lucide, il nous a dit qu’il nous enviait tellement, lui qui ne peut recevoir qui il souhaite, ni même voyager (inconcevable pour nous) en dehors de son pays.

Socialismo es libertad …. Tu parles ! Nous réalisons encore une fois que notre nationalité, notre passeport et surtout la liberté que nous offre notre pays, inscrite en tout petit au fronton des mairies mais pourtant ô combien plus véritable que celle affichée en grand sur bien des murs cubains, nous permettent de voyager mais aussi de rentrer dans le confort de notre vie hexagonale quand bon nous semble. Quel contraste entre une île qui pour nous a été un vrai paradis mais qui pour les Cubains, par sa géographie et l’interdiction qui leur est faite d’en sortir, s’apparente à une île prison.

Egalité ! proclament encore les slogans sur les mêmes murs décrépis. A l’image de la double monnaie (CUC indexés sur le dollar et pesos, la monnaie nationale), Cuba est un pays à deux vitesses. Il y a les Cubains qui bénéficient de la manne touristique, et les autres. Pour notre part, nous avons souvent eu la désagréable impression d’entretenir ce système. Les campings nous ont été systématiquement refusés, réservés aux seuls Cubains. Ce n’est pas un acte de racisme, dans ce pays qui est le seul à ce jour où nous ayons rencontré un métissage aussi réussi. Non, c’est simplement que nous devons dépenser autant que possible nos devises dans des casas ou hôtels qui reversent un pourcentage élevé de leurs recettes au régime.
Dans les endroits hyper touristiques comme la Havane, Viñales ou Trinidad, nous nous sommes souvent sentis comme la Ubre blanca, du nom de cette vache laitière « révolutionnaire » qui a tellement donné à son pays (parfois plus de 100 litres de lait quotidien) que Cuba l’a érigée en héroïne nationale. Pour nous, voyageurs, Cuba avec ses vieilles voitures, ses calèches, ses labours à la force des bœufs, est vantée comme authentique, préservée, débrouillarde. La belle histoire !
Combien d’entre nous rêvent de vivre cette authenticité en dehors de nos courtes vacances de touristes pressés ? De conduire des voitures d’avant 1959 où l’on peut respirer à plein poumon la combustion incomplète du pétrole cubain de piètre qualité car trop riche en soufre? D’avoir encore des coupons de rationnement qui ne permettent parfois même pas d’acquérir du savon. On se rappelle encore de notre nuit sous tente chez Francisco et Maria, lorsqu’ils nous ont proposé d’utiliser leur « salle de bain ». Jamais nous n’avions vu d’endroit aussi démuni : pas de savon, pas de brosse à dents, pas de papier toilette, pas de serviette de bain. Dans nos sacoches, nous avions tellement plus, matériellement, que ce qu’ils possédaient dans leur maison.

La vraie égalité entre les Cubains réside dans le fait que tous les enfants vont à l’école, savent lire et écrire et aussi dans un système de santé gratuit que l’on dit très bon (mais que nous n’avons heureusement pas eu à tester) au regard notamment de l’espérance de vie. Mais à quoi bon, est-on tentés de demander, quand les seuls livres accessibles sont, en caricaturant à peine, la philosophie selon Fidel ou la vie du Che ? Et puis question espérance de vie, celle des dirigeants n’est pas forcément un cadeau…

Socialisme ? Plutôt dictature (post-)communiste qui cache à peine son nom. Le travail agraire est planifié, les planteurs de tabac vendent (cèdent) 70% de leur récolte à l’état et n’ont pas le droit de faire leurs semences (Monsanto et ses copains n’ont rien inventé, ils l’ont juste breveté), ils doivent les acheter chaque année … à l’état. On espionne son voisin et on le dénonce dès qu’il a un comportement qui ne colle pas avec le dogme révolutionnaire. On fait la queue pour tout, on est contrôlé partout.

Des barres d’immeubles s’élèvent dans la citée nucléaire de Cienfuegos, là où l’URSS planifiait de construire deux réacteurs nucléaires modèle Tchernobyl … heureusement l’URSS s’est effondrée. Ces barres d’immeubles qui devaient héberger les centaines d’ingénieurs et techniciens de l’atome sont aujourd’hui occupées par des cubains, ou alors abandonnées en cours de construction avec de beaux messages toujours à la gloire de la révolution. Quant aux réacteurs, ils n’ont jamais été achevés ; désormais, à l’intérieur de ces plus grands bâtiments fantôme de l’île, on y découpe au chalumeau tous les métaux qui ont un tant soit peu de valeur.

Indépendance ! proclament enfin les slogans, quand il reste un peu de place sur les murs parce que des fois il y a des pans entiers qui se sont écroulés. Mais quelle indépendance ? Aujourd’hui le pays ne survit que grâce à sa perfusion de pétrole vénézuélien (la perfusion soviétique ayant lâché dans les années 90), aux rémésas (sommes envoyées tous les mois à la famille restée au pays) des Cubains qui ont réussi à l’étranger en général et en Floride en particulier, et au tourisme. Le régime essaie tant bien que mal de faire croire que malgré tout, la vie est bonne à Cuba mais « la vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des télécrans, mais même avec l’idéal que le Parti essayait de réaliser » (pour citer encore Orwell). Isolement serait en fait un terme beaucoup plus juste : si Jose Marti a libéré le pays, Fidel Castro l’a isolé. La révolution a mis ce pays hors du temps, hors du monde, en s’appuyant sur une géographie qui facilitait considérablement la tâche. Ici donc, un seul journal officiel, une seule chaîne de télévision (sauf à installer une parabole officiellement interdite), un internet embryonnaire et largement bridé. Et l’espoir de tout contrôler.
Lors de la visite d’Obama, il a plu des cordes (il parait que le président français était en vacances incognito à la Havane). On a imaginé Raul Castro, s’excusant en souriant à peine : « désolé, ici je contrôle tout, sauf la météo …»

Une question nous a souvent fait réfléchir : quel aurait été le pays sans cette révolution ? A vrai dire, à regarder les pays voisins, le sort n’aurait pas forcément été plus enviable. Et avec une révolution qui aurait vraiment respecté ses idéaux ? Alors là oui, on peut se dire que la beauté de l’île alliée avec une vraie démocratie aurait pu mettre Cuba dans les pas du Costa Rica (ou inversement).

Le hasard a voulu que nous soyons en même temps que Barack Obama à la Havane. Près de deux mois après notre premier passage dans la capitale, les rues qu’il a empruntées ont été refaites du mieux possible, mais Cuba reste le pays où les arbres poussent sur les toits et les chiens montent la garde au premier étage d’immeubles au style … délabré. C’est grave docteur ? Les maux sont grands au point que de nombreux Cubains, à l’image des réfugiés traversant la Méditerranée vers l’Europe, sont prêts à s’embarquer sur des radeaux de fortune (bateau-bus de la Havane détourné deux fois dans les années 90) pour pouvoir rallier le faux Eldorado de la Floride. Bien plus que le fils de Raul Castro présagé pour lui succéder, c’est Obama qui nous a semblé le vrai espoir des Cubains. Mais lui, c’est sûr, quitte le pouvoir dans quelques mois, et il n’a finalement rien annoncé d’extraordinaire.

Lundi 21 mars, alors que la foule s’est amassée pour un hypothétique passage du président américain, nous la voyons soudain se fendre au passage du vélo de Felix Guirola, dont nous avions fait la connaissance virtuelle par le livre de Claude Marthaler. Felix, qui ne peut dépasser les frontières de son île, s’échappe en s’élevant dans les airs, sur son vélo épatant de plus de 4 mètres de hauteur. Son projet : s’évader encore plus, à plus de 10 mètres de hauteur et reprendre sa place dans le Guinness des records.



Au terme de près de deux mois et 2 000 km sur les routes cubaines, nous avons fait halte en repartant vers l’aéroport, place de la Révolution. La veille, Raul Castro avait réussi, devant les journalistes du monde entier, à y faire photographier Obama sous le portrait d’Ernesto Guevara. Aujourd’hui, c’est un Corse qui vient s’afficher avec son drapeau sous l’effigie du Che … pas tout à fait le même calibre.


Cuba, merci pour ton accueil, et nous ne pouvons que souhaiter, espérer le meilleur pour les années à venir : pluralisme et transition démocratique non violente, développement économique maitrisé respectant l’environnement magnifique de cette île préservée ? Voilà deux sacrés défis à relever. On peut rêver ... Non ! On doit rêver car il paraît qu’en Europe on ne rêve plus ces temps-ci.
Quant à nous, nous poursuivons notre route, faisant à notre manière et à celle de Félix, notre vélorution.